Critique de l’exposition « Le revers de l’image »

Science des recommencements
par Jean-Paul Fargier (vidéaste et théoricien)
article publié dans TURBULENCE VIDEO
– revue trimestrielle éditée par Vidéoformes
juillet 2015, #88 – p.7

 

Mur_totem_1_1

L’art vidéo est désormais assez vieux pour que des chercheurs lui consacrent des thèses, des séminaires, fouillent comme des archéologues dans ses débris. L’heure est à la constitution d’archives, de traces, au rassemblement des « beaux restes » d’une civilisation décrétée disparue.

Tout œuvre électronique estampillée « des premiers temps » mérite désormais son lot de fiches, son décorticage in vitro, son classement historique. Pourtant il y a encore des artistes qui continuent à créer en exaltant la puissance des machines primitives. Joris Guibert est de ceux-là, peu nombreux il est vrai. Et son activisme déjoue tous les projets de classement, tous les pronostics d’enterrement. L’art vidéo c’est maintenant !

La Médiathèque de Givors l’a démontré récemment pendant le Festival Printemps des étoiles, organisé par la Cité du Design de Saint-Etienne : en donnant tout l’espace de son hall d’exposition à Joris Guibert pour déployer sous diverses formes (installations, tableaux, performances) la magie des neiges d’antan (et d’aujourd’hui). Sous le titre de Revers de l’image, l’artiste proposait donc des polaroïds, des sculptures technologiques, des tubes cathodiques mis à nu, des projections cinématographiques, et même un tableau numérique interactif fait d’écrans plats abîmés que le public était invité à choquer davantage pour développer une peinture abstraite née de la détérioration. En bon plasticien, Guibert a décliné son attraction pour les images primitives de l’art électronique. Mais le cœur de son bataclan restait cet énorme mur de téléviseurs antédiluviens (entendez d’avant l’âge du numérique), qui, tel un chœur antique, chantait les prodiges d’un passé retrouvé, d’une aventure recommencée. Pour quelqu’un qui a un peu vécu la montée en puissance de la vidéographie, comme moi, c’était un enchantement de voir poindre du fond de la nuit des temps les figures dansantes que les pionniers de l’art vidéo, Nam June Paik, les Vasulkas, Aldo Tambellini, Otto Piene, et d’autres, avaient extraites de la matière qu’ils avaient commencé à explorer dans les années 60. Les chiens ne faisant pas des chats, dès que quelqu’un remet les mains dans la trame (des lignes) et le flux (des électrons), le bombardement (du tube) et le défilement (vertical), les mêmes effets abstraits commencent par surgir. Pourtant Joris Guibert donne autre chose à voir, en plus du retour du refoulé cathodique. Il ne se contente pas de divulguer des effets déjà circonscrits (d’autant plus, avoue-t-il qu’il en ignorait l’existence quand il s’est lancé dans cette aventure). Il les prolonge, les combine, les tord, les éclate et les éclabousse (d’un poste à l’autre), les creuse, les étire, les multiplie, les agrandit, les évanouit, les ressuscite, les perle à coups de pointillés, bref les installe dans la durée. Et c’est pourquoi les feux d’artifice qui jaillissent de ses écrans fascinent tout le monde. Les spectateurs qui ont, par leur âge et leur parcours, de la mémoire, et ceux qui sont vierges de toute nostalgie. Pour ces derniers, il ne peut être en aucun cas question, ici, de retour en arrière, mais plutôt, comme les nostalgiques le comprennent vite et s’en réjouissent, d’un bond en avant, d’un saut dans l’inconnu. On est en présence d’un présent sans fin, jusqu’alors invisible, étouffé par les progrès de la technologie. Innocents ou avertis, tous perçoivent qu’il y a là des éclats de lumière qu’on ne peut espérer ailleurs.Pour comprendre ce qu’il a découvert, mis au jour, inventé ainsi par la manipulation hasardeuse des branchements électroniques, optiques, sonores, en restant dans le champ de l’analogique, Joris Guibert a élaboré des théories, car il est aussi théoricien (comme l’étaient Nam June Paik ou les Vasulkas). La plus belle prétend que la neige du tube est un lointain écho du Big bang qui mit au monde notre univers. J’aurais aimé le trouver. Il a d’autres formules que vous dénicherez dans ses entrées sur Internet. Comme vous vous éblouirez en regardant les traces de ses films et de ses performances qu’il a postées sur la Toile. Ou en lisant, dans ce numéro, son récit de voyage au pays des Iroquois. Voilà comment, je vous le garantis, Joris Guibert prépare du grain à moudre pour les chercheurs qui dans trente ans se demanderont pourquoi les archéologues de la Vidéo qui exhumaient, dans les années 2010, les chantiers des vidéastes des années 1970, n’ont pas fourré leur nez là-dedans, quand les tubes cathodiques n’avaient pas encore fini de (continuer à) générer du mystère

© Jean-Paul Fargier – Turbulences Vidéo #88

→ Vidéo de l’exposition : http://vimeo.com/131036172
→ Lire la revue : http://videoformes.com/2015/06/25/turbulences-video-88/

 

 

 

 

Share Button